Les échos & le fil © archives Yann Kerveno

Published on 3 avril 2024 |

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De Charybde en Sri-Lanka ?

Le Sri-Lanka sort la tête de l’eau. L’économie repart tandis que les populations peuvent espérer oublier la case famine. L’agriculture, elle, se remet du bannissement brutal des engrais de synthèse grâce… à leur retour. Si l’on ne peut exiger d’un pays qui devienne bio du jour au lendemain, que reste-t-il de cette douloureuse expérience ? C’est le fil du mercredi 3 avril 2024.

Il est dans la nature même de l’information de nous faire rebondir d’un sujet à l’autre, c’est l’actualité, phénomène largement amplifié depuis l’invention de la course à l’audience et de la chasse au clic. Il y a près de trois ans, le Sri-Lanka plongeait dans une crise économique singulière que beaucoup, dans le monde, ont regardée avec attention, voire jubilation pour certains. Qui voyaient là la preuve par la faim que la bio ne peut nourrir le monde. On a alors souvent cité la décision, brutale, de convertir du jour au lendemain l’ensemble de l’agriculture du pays à la bio, comme point de départ de la crise et du placement du pays en état d’urgence alimentaire.

Dans un thread, (sur twitter en septembre 2021) nous avions vus (pour ceux qui étaient déjà là) combien les choses étaient plus complexes que cela, que la décision de faire basculer entièrement le pays dans la bio n’était pas forcément idéologique ou environnementale mais plus sérieusement guidée par des contraintes financières et économiques doublées d’un soupçon de maladresse, voire le faux nez d’une prise en main autocratique par un clan sous couvert de crise. Qu’en est-il aujourd’hui ? Alors que nos regards sont portés ailleurs dans un Orient plus proche et belliqueux ?

Conversion à la bio : économies en jeu

La conversion du pays à la bio, par interdiction de l’utilisation des engrais de synthèse, était en effet essentiellement liée à la volonté du gouvernement de réaliser des économies, en s’affranchissant de l’achat à l’étranger de ces engrais pour économiser quelque 400 millions de dollars. Pour faire passer la pilule, le gouvernement avait plaidé que les récoltes 2021 ne souffriraient pas forcément du manque de fertilisants, la méthode Coué est connue pour son universalité ! Il admettait juste un recul de 20 à 30 % pour le riz mais le problème, voyez-vous, c’était plutôt le thé, dont la culture, gourmande en engrais est aussi une des principales contributrices aux exportations de l’île.

Sans compter que le marché du thé bio, comment dire, n’est pas vraiment développé dans le monde. La panique aidant, le gouvernement avait été contraint de lâcher du lest, et de se porter acquéreur d’engrais à l’étranger, pour sauver ce qui pouvait l’être. Tant pis pour les économies. Et pas de bol pour icelles, la guerre en Ukraine a fait flamber le prix de l’azote depuis.

Revers de médaille : panique et réajustements…

Bon, le spectre des famines n’a pas pour autant disparu. Le gouvernement se défend en arguant, c’était en début d’année 2022, que la surface cultivée en riz dans l’île était passée de 400 000 à 440 000 hectares, pour tenter de compenser les pertes de rendements, en deux ans, « et que c’est mieux ainsi que lorsque nous subventionnions les engrais de synthèse aux producteurs ! » En juin de la même année, l’optimisme était tel que le ministre de l’agriculture du pays déclarait que chaque foyer devait « faire pousser les légumes dans des pots de fleurs » (si si) et que si tout le monde s’y mettait, cela permettrait de surmonter les baisses de récolte de riz, autour de 50 % cette année-là. Bon, rassurez-vous, la situation s’est arrangée en 2023 et cette année, en 2024, le pays devrait être autosuffisant. Par quelle diablerie ?

…pour les productions sensibles

Le retour des engrais de synthèse subventionnés pour les productions sensibles, dont le riz et le thé. Et le départ du président à l’origine du chaos. Des chercheurs se sont d’ailleurs penchés sur la réaction du monde agricole au bannissement des engrais. Ils  montrent une bascule rapide avec abandon des cultures de riz et de maïs, faute de rentabilité, mais aussi parce que « si l’on tient compte de l’impact négatif de la contamination par les nitrates sur la qualité de l’eau, la dose optimale d’engrais azotés qu’on peut utiliser est toujours inférieure d’un point de vue social à la dose optimale déterminée uniquement par des considérations économiques privées ».

Quelques voix s’élèvent toutefois dans le pays pour que les engrais biologiques soient inclus dans le « plan national fertilisation ». Faut-il y voir un début ? Le commissaire nommé pour superviser la « reconstruction agricole » du pays a admis que l’on pouvait viser un optimum de récolte de riz en mixant 70 % de fertilisants de synthèse et 30 % de bios. D’ailleurs, le Sri-Lanka est aux achats d’engrais bios.

Nouvelles approches

Bref, quelles conclusions tirer de tout cela ? Certains imputent l’échec du passage au bio au manque de préparation, à l’absence de stock, à l’absence de formation des agriculteurs, d‘autres encore en profitent pour défendre le gaz naturel, qui sert à la production d’engrais de synthèse. Il en est par ailleurs qui considèrent que cette décision était de toute façon irrationnelle et juste destinée à économiser des devises. Une décision prise sous l’emprise de gourous venus d’ailleurs.

Les chercheurs qui ont  pu travailler sur le processus de décision ayant conduit à ce plantage magistral, pointent du doigt tant les objectifs bassement politiques que les entreprises de désinformation et leur influence. Et même si les producteurs ont été choqués par cet épisode, qui les fait repousser à tout jamais l’idée d’évoluer  vers l’agriculture biologique, ils ont compris qu’il fallait se pencher sur des alternatives. Des expérimentations ont même  vu le jour sur l’île. En mixant notamment les origines des fertilisants, système aussi recommandé en Inde à partir du bilan sri-lankais.

Tirer des leçons

La bonne nouvelle, pour ses habitants au premier chef, c’est que le pays semble aujourd’hui en meilleure posture, l’économie repart doucement, tirée par le retour de l’agriculture dans le jeu. Et c’est peut-être là qu’est le principal verrou pour les évolutions futures. Avec une économie essentiellement touristique et agraire, supprimer trop vite les engrais de synthèse, dégrader les revenus des producteurs de riz, c’est tout à la fois mettre en danger la sécurité alimentaire du pays et se mettre à dos des millions d’électeurs… Avant le bannissement des engrais de synthèse, le Sri Lanka avait aussi été précurseur de celui du glyphosate, pour finalement faire machine arrière quelques années plus tard. Preuve, peut-être, que les choses ne peuvent pas évoluer favorablement sur le terrain par la seule grâce des incantations.

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